14.5.14

Pourquoi je ne pouvais pas me battre (2)

A l'officier de renseignement



1 - Le sujet en question


« Pourquoi n'êtes-vous pas en mesure de combattre? »
On me lança ces mots d'une voix grave et bourrue. C'était l'officier de renseignement, corpulent, juché à son grand bureau.
On était un matin d'hiver en 1918 au campement Greanleaf, au fort Oglethorpe en Géorgie. Le caporal de notre détachement d'objecteurs de conscience m'annonça que j'étais appelé à comparaître devant l'officier de renseignement. Je me préparai rapidement à partir. Un garde personnel, baïonnette au fusil, devait me mener à l'endroit, qui se trouvait à quelques kilomètres de nos tentes. Il se mit à marcher derrière moi en tenant à deux mains son fusil, dirigé dans mon dos, la baïonnette me frôlant le manteau. Cette démarche donnait l'impression d'une personne dangereuse qu'on emmenait. Je savais que le garde n'avait pas de mauvaise volonté envers moi. J'imagine qu'il devait avoir honte, car il savait bien que je n'essaierais pas de m'évader. Mais il avait reçu des ordres de son supérieur. Nous ne nous sommes pas parlé sauf quand il me disait où tourner.
Nous arrivâmes enfin et l'on m'introduisit dans le bureau.
« Que faites-vous ici ? me demanda-t-on de l'autre côté du bureau.
- Monsieur, je ne sais pas ; mais on m'a dit que vous m'aviez appelé. »

Il me regarda de travers puis s'enquit brusquement :
« Pourquoi ne pouvez-vous pas combattre? » Je me mis à répondre à sa question, mais mes explications l'intéressaient pas. Il haussa la voix et me demanda brutalement : « Vous ne vous battez donc jamais ? »
- Non, monsieur.
- Mon œil !
- Monsieur, je n'ai pas dit que je ne me sois jamais battu. J'ai dit que je ne me bats pas.
- Dites-moi, à quelle occasion vous êtes-vous battu ?
- Quand j'étais petit je faisais parfois la bagarre à mes frères et à mes camarades de classe. Mais maintenant, monsieur, je ne me bats pas.
- Vous arrive-t-il de mentir ?
- Non, monsieur, je ne mens pas.
- Là tout de suite, vous mentez.
- Monsieur, je n'ai pas dit n'avoir jamais menti. J'ai dit seulement que je ne dis pas de mensonges. »


Ce fut la fin de ce sujet-là, mais la conversation continua un bon moment de la sorte. De toute apparence, il essayait de me mettre en colère pour que je réponde vertement ou manifeste d'une autre manière de la colère.
« Ce qu'on devrait faire des gens de ta sorte, c'est de vous adosser à ce mur et éclater votre cervelle à la carabine. »
Je restai muet, mais je ne réponds pas de mon visage, dont l'expression a pu trahir quelque chose à mon insu. Je sais qu'il n'y avait dans mon cœur aucune colère, mais, j'avoue qu'il s'y trouvait de la peur.
L'officier prenait des notes à chaque fois que je répondais à l'une de ses nombreuses interrogations. Il repoussa à présent son document d'un geste de dégoût, comme pour le mettre de côté. Il se leva alors et dit : « Attendez ici que je revienne. »
Par hasard, la feuille glissa assez près pour que je puisse la lire, mais quelque chose m'avertit immédiatement de ne pas en prendre connaissance ni même de la regarder.
Au bout d'une dizaine de minutes, l'officier revint et s'assit. Il tira à lui le document. Puis il recommença du début et se remit, d'une humeur orageuse, à me bassiner du même genre de questions qu'auparavant.
Je voyais maintenant qu'il regardait constamment la fiche en me parlant. J'étais bien heureux de ne pas l'avoir lue. C'était sans doute un piège qu'il m'avait tendu là.
Tout d'un coup, sa face changea d'aspect, et sa voix prit un ton doux et chaleureux. « Votre gouvernement, me dit-il, vous a trouvé digne de travailler dans une ferme au lieu de passer votre temps ici au campement. » Il me parlait très gentiment comme un père à un fils bien-aimé. Il semblait qu'il m'aimât, dans un certain sens. Il m'informa que je serais à la ferme sous une quinzaine de jours, et puis il me donna des conseils excellents sur ma conduite dans ce lieu. Il m'avertit que je serais surveillé par des personnes qui feraient un rapport au camp.
« Vous pouvez repartir à présent, et je vous souhaite un bon séjour à la ferme. »
« Merci, monsieur. » Je repris le chemin de ma tente, marchant de nouveau devant mon garde. En allant vers ce bureau, le chemin avait été difficile et rugueux. Mais la voie du retour était bien différente ; je marchais comme sur des nuages.
Ma réponse à la question « Pourquoi ne pouvez-vous pas combattre ? » n'était qu'un vain effort de clarté, mais j'essayais d'être courtois. Si j'avais eu moins peur et lui avais donné une réponse complète, il n'aurait sûrement eu ni le temps ni la patience de tout écouter. Il ne s'intéressait pas vraiment à obtenir une réponse plus exhaustive. S'il me réprimandait, c'était avant tout parce que je ne me laissais pas guider par les officiers dans les différentes activités de cette base militaire.
Disons aussi que j'aurais été bien incapable à l'époque de donner mes raisons aussi clairement que je le peux maintenant, cinquante-cinq ans plus tard. Je les avais déjà à l'esprit à l'époque, mais sans réussir à les exprimer complètement.
Pour cet écrit, je supposerai que c'est sincèrement qu'on me pose la question, « Pourquoi ne pouvez-vous pas vous battre ? », et non sur le ton de la réprimande.
-- L.A.Kniss

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