5.4.13

Prenez garde

 
Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le temps, vous prenez un livre, le premier livre venu, vous vous mettez à lire ce livre comme vous liriez le journal officiel de la préfecture ou la feuille d’affiches du chef-lieu, pensant à autre chose, distrait, un peu bâillant. Tout à coup vous vous sentez saisi, votre pensée semble ne plus être à vous, votre distraction s’est dissipée, une sorte d’absorption, presque une sujétion, lui succède, vous n’êtes plus maître de vous lever et de vous en aller. Quelqu’un vous tient. Qui donc ? ce livre. 

Un livre est quelqu’un. Ne vous y fiez pas. 

Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces ; elles se combinent, se composent, se décomposent, entrent l’une dans l’autre, pivotent l’une sur l’autre, se dévident, se nouent, s’accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne vous lâchera qu’après avoir donné une façon à votre esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout à fait transformés.

-- Victor Hugo, « Du génie », Proses philosophiques de 1860-65

Voix intérieures

Puisqu'ici-bas toute âme
Donne à quelqu'un
Sa musique, sa flamme,
Ou son parfum;

Puisqu'ici toute chose
Donne toujours
Son épine ou sa rose
A ses amours;

Puisqu'avril donne aux chênes
Un bruit charmant;
Que la nuit donne aux peines
L'oubli dormant;

Puisque l'air à la branche
Donne l'oiseau;
Que l'aube à la pervenche
Donne un peu d'eau;

Puisque, lorsqu'elle arrive
S'y reposer,
L'onde amère à la rive
Donne un baiser;

Je te donne à cette heure,
Penché sur toi,
La chose la meilleure
Que j'ai en moi!

Reçois donc ma pensée,
Triste d'ailleurs,
Qui, comme une rosée,
T'arrive en pleurs!

Reçois mes voeux sans nombre,
O mes amours!
Reçois la flamme ou l'ombre
De tous mes jours!

Mes transports pleins d'ivresses,
Pur de soupçons,
Et toutes les caresses
De mes chansons!

Mon esprit qui sans voile
Vogue au hasard,
Et qui n'a pour étoile
Que ton regard!

Ma muse, que les heures
Bercent rêvant,
Qui, pleurant quand tu pleures,
Pleure souvent!

Reçois, mon bien céleste,
O ma beauté,
Mon coeur, dont rien ne reste,
L'amour ôté!

-- Victor Hugo, Les Voix intérieures, 19 mai 1837