17.4.14

Quinze ans d'accord

Voici quinze ans déjà que nous pensons d'accord ;
Que notre ardeur claire et belle vainc l'habitude,
Mégère à lourde voix, dont les lentes mains rudes
Usent l'amour le plus tenace et le plus fort.

Je te regarde, et tous les jours je te découvre,
Tant est intime ou ta douceur ou ta fierté :
Le temps, certe, obscurcit les yeux de ta beauté,
Mais exalte ton cœur dont le fond d'or s'entr'ouvre.

Tu te laisses naïvement approfondir,
Et ton âme, toujours, paraît fraîche et nouvelle ;
Les mâts au clair, comme une ardente caravelle,
Notre bonheur parcourt les mers de nos désirs.

C'est en nous seuls que nous ancrons notre croyance,
A la franchise nue et la simple bonté ;
Nous agissons et nous vivons dans la clarté
D'une joyeuse et translucide confiance.

Ta force est d'être frêle et pure infiniment ;
De traverser, le cœur en feu, tous chemins sombres,
Et d'avoir conservé, malgré la brume ou l'ombre,
Tous les rayons de l'aube en ton âme d'enfant.
 
-- Émile Verhaeren, Les heures d'après-midi



"L'amour conjugal, qui persiste à travers mille vicissitudes, me paraît être le plus beau des miracles, quoi qu'il en soit le plus commun." -- François Mauriac

Donner ne suffit pas

Et te donner ne suffit plus, tu te prodigues :
L'élan qui t'emporte à nous aimer plus fort, toujours,
Bondit et rebondit, sans cesse et sans fatigue,
Toujours plus haut vers le grand ciel du plein amour.

Un serrement de mains, un regard doux t'enfièvre ;
Et ton coeur m'apparaît si soudainement beau
Que j'ai crainte, parfois, de tes yeux et tes lèvres,
Et que j'en sois indigne et que tu m'aimes trop.

Ah ! ces claires ardeurs de tendresse trop haute
Pour le pauvre être humain qui n'a qu'un pauvre cœur
Tout mouillé de regrets, tout épineux de fautes,
Pour les sentir passer et se résoudre en pleurs.


-- Emile Verhaeren,  Les Heures d'après-midi

Tendresse

Avec mes vieilles mains de ton front rapprochées
J'écarte tes cheveux et je baise, ce soir,
Pendant ton bref sommeil au bord de l'âtre noir
La ferveur de tes yeux, sous tes longs cils cachée.

Oh ! la bonne tendresse en cette fin de jour !
Mes yeux suivent les ans dont l'existence est faite
Et tout à coup ta vie y parait si parfaite
Qu'un émouvant respect attendrit mon amour.

Et comme au temps où tu m'étais la fiancée
L'ardeur me vient encor de tomber à genoux
Et de toucher la place où bat ton cœur si doux
Avec des doigts aussi chastes que mes pensées.

-- Émile Verhaeren, Les Heures du soir

16.4.14

A ma fille Adèle

Paroles : Victor Hugo.
Musique : Alain Lecompte.
1857



Tout enfant, tu dormais près de moi, rose et fraîche
Comme un petit Jésus assoupi dans sa crèche ;
Ton pur sommeil était si calme et si charmant
Que tu n'entendais pas l'oiseau chanter dans l'ombre.

Et j'écoutais voler sur ta tête les anges,
Et je te regardais dormir ; et sur tes langes
J'effeuillais des jasmins et des œillets sans bruit,
Et je priais, veillant sur tes paupières closes
Et mes yeux se mouillaient de pleurs, songeant aux choses
Qui nous attendent dans la nuit.

Un jour mon tour viendra de dormir ; et ma couche,
Faite d'ombre, sera si morne et si farouche
Que je n'entendrai pas non plus chanter l'oiseau
Et la nuit sera noire ; alors, ô ma colombe
Larmes, prières et fleurs, tu rendras à ma tombe
Ce que j'ai fait pour ton berceau.

Avec le même amour

Avec le même amour que tu me fus jadis
Un jardin de splendeur dont les mouvants taillis
Ombraient les longs gazons et les roses dociles,
Tu m'es en ces temps noirs un calme et sûr asile.

Tout s'y concentre, et ta ferveur et ta clarté
Et tes gestes groupant les fleurs de ta bonté,
Mais tout y est serré dans une paix profonde
Contre les vents aigus trouant l'hiver du monde.

Mon bonheur s'y réchauffe en tes bras repliés
Tes jolis mots naïfs et familiers,
Chantent toujours, aussi charmants à mon oreille
Qu'aux temps des lilas blancs et des rouges groseilles.

Ta bonne humeur allègre et claire, oh ! je la sens
Triompher jour à jour de la douleur des ans,
Et tu souris toi-même aux fils d'argent qui glissent
Leur onduleux réseau parmi tes cheveux lisses.

Quant ta tête s'incline à mon baiser profond,
Que m'importe que des rides marquent ton front
Et que tes mains se sillonnent de veines dures
Alors que je les tiens entre mes deux mains sûres !

Tu ne te plains jamais et tu crois fermement
Que rien de vrai ne meurt quand on s'aime dûment,
Et que le feu vivant dont se nourrit notre âme
Consume jusqu'au deuil pour en grandir sa flamme.


-- Émile Verhaeren, Les Heures

Nos mains

Asseyons-nous tous deux près du chemin,
Sur le vieux banc rongé de moisissures,
Et que je laisse, entre tes deux mains sûres,
Longtemps s'abandonner ma main.

Avec ma main qui longtemps s'abandonne
A la douceur de se sentir sur tes genoux,
Mon coeur aussi, mon coeur fervent et doux
Semble se reposer, entre tes deux mains bonnes.

Et c'est la joie intense et c'est l'amour profond
Que nous goûtons à nous sentir si bien ensemble,
Sans qu'un seul mot trop fort sur nos lèvres ne tremble,
Ni même qu'un baiser n'aille brûler ton front.

Et nous prolongerions l'ardeur de ce silence
Et l'immobilité de nos muets désirs,
N'était que tout à coup à les sentir frémir
Je n'étreigne, sans le vouloir, tes mains qui pensent ;

Tes mains, où mon bonheur entier reste celé
Et qui jamais, pour rien au monde,
N'attenteraient à ces choses profondes
Dont nous vivons, sans en devoir parler.


-- Emile Verhaeren, Les Heures

11.4.14

Madame de Romilly sur le grec

Ce qui est bouleversant chez Homère, ce n'est pas le côté épique, les batailles et la gloire, c'est l'humanité, ce sont les moments de douceur, de tendresse, de chagrin, qui n'existent dans aucune autre épopée. Dans «les Roses de la solitude», j'évoque l'épisode des chevaux qui pleurent la mort de Patrocle, et celui du cheval qui parle à Achille, une seule fois, pour lui annoncer sa mort. C'est infiniment émouvant, d'autant plus qu'il y a très peu d'épisodes miraculeux dans «l'Iliade». La pitié a chez lui une place qui n'existe dans aucune autre épopée. [...]

Je suis scandalisée par ce qui se passe [dans l'enseignement]. Cette semaine encore j'ai reçu une lettre d'un professeur de collège en Provence. Ils ont une classe de latin et viennent d'apprendre que les crédits ont été diminués de moitié. L’Éducation nationale est aux mains de gens qui ont des idées étroites. Ils n'ont qu'à regarder ce qui se passe hors de l'enseignement. Le monde antique passionne tout le monde. Saviez-vous qu'il existe une méthode Assimil pour apprendre le grec ancien ? La première édition a été épuisée en trois mois ! L'erreur vient de ce que l'on considère l'enseignement comme la transmission d'un savoir utile, et non comme une formation de l'esprit. Or le grec et le latin servent avant tout à cela, à la formation de l'esprit. [...]

La Grèce de Périclès, c'est aussi la beauté, l'élan de la beauté.


Extraits d'un interview de Jacqueline de Romilly. Propos recueillis par Catherine David. Source : "le Nouvel Observateur" du 11 mai 2006. http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20101220.OBS5016/jacqueline-de-romilly-les-grecs-ont-ete-ma-vie.html

8.4.14

Miracle de la littérature

"[J'ai voulu faire] un éloge de la littérature grecque, de ce qu'elle peut nous apporter de vivant, de tonique--soit directement, par leur contenu même, soit indirectement, en nous apprenant à réfléchir aux différences, à les dominer. Je fais très volontiers, avec conviction, cet éloge de la littérature grecque et il m'arrive souvent de conclure ainsi, parce qu'il y a une crise de la connaissance du grec, des études grecques, des études littéraires en général. J'ai passé ma vie à étudier ces textes et j'ai été émerveillée par leur beauté. 

"Pourtant, aujourd'hui, je ne conclus pas seulement sur la beauté et l'intérêt de la littérature grecque, j'élargis un peu mon champ d'action et je conclus sur la beauté du miracle de la littérature, de ce qu'elle apporte dans notre vie, de ce qu'elle implique de miraculeux et apporte de prolongements de notre existence. S'il faut absolument conclure sur l'enseignement, plutôt que celui du grec, je défends aujourd'hui les enseignements littéraires et plutôt que l'étude, je défends également la joie de lire et de relire ces textes."

-- Mme Jacqueline de Romilly, Ne me dis pas comment cela finit...