24.12.14

La vie simple

Enfants ! aimez les champs, les vallons, les fontaines,
Les chemins que le soir emplit de voix lointaines,
Et l'onde et le sillon, flanc jamais assoupi,
Où germe la pensée à côté de l'épi.

Prenez-vous par la main et marchez dans les herbes ;
Regardez ceux qui vont liant les blondes gerbes ;
Épelez dans le ciel plein de lettres de feu,
Et, quand un oiseau chante, écoutez parler Dieu.

La vie avec le choc des passions contraires
Vous attend ; soyez bons, soyez vrais, soyez frères ;
Unis contre le monde où l'esprit se corrompt,
Lisez au même livre en vous touchant du front,
Et n'oubliez jamais que l'âme humble et choisie
Faite pour la lumière et pour la poésie,
Que les cœurs où Dieu met des échos sérieux
Pour tous les bruits qu'anime un sens mystérieux,
Dans un cri, dans un son, dans un vague murmure,
Entendent les conseils de toute la nature !

Le 31 mai 1839.

-- Victor Hugo, Les Rayons et les ombres, "Ce qui se passait aux Feuillantines"

19.8.14

Qu'est-ce que l'amour ?

Quand vos mots blesseraient, c'est garder le silence ;
Quand un autre s'emporte, user de la patience ;
Quand la rumeur s'abat, défendre l'accusé ;
Quand il est malheureux, vouloir le relever ;
Quand sonne son appel, courir vers le devoir,
Fidèle et courageux quand le ciel devient noir.

-- Anonyme

18.8.14

Contentement

Car le figuier ne fleurira pas, et il n'y aura point de produit dans les vignes ; le fruit de l'olivier fera défaut, et les champs ne donneront point de nourriture ; la brebis manquera au parc, et il n'y aura plus de bœufs dans l'étable.
Mais moi je me réjouirai en l'Éternel, je tressaillirai de joie dans le Dieu de ma délivrance. L'Éternel, le Seigneur, est ma force ; il rend mes pieds semblables à ceux des biches, et me fait tenir sur mes hauteurs.

 -- La Bible (Habacuc 3.17-19)

Ineffables accents

Disons-le en passant, être aveugle et être aimé, c'est en effet, sur cette terre où rien n'est complet, une des formes les plus étrangement exquises du bonheur.

Avoir continuellement à ses côtés une femme, une fille, une sœur, un être charmant, qui est là parce que vous avez besoin d'elle et parce qu'elle ne peut se passer de vous, se savoir indispensable à qui nous est nécessaire, pouvoir incessamment mesurer son affection à la quantité de présence qu'elle nous donne, et se dire : puisqu'elle me consacre tout son temps, c'est que j'ai tout son cœur ; voir la pensée à défaut de la figure, constater la fidélité d'un être dans l'éclipse du monde, percevoir le frôlement d'une robe comme un bruit d'ailes, l'entendre aller et venir, sortir, rentrer, parler, chanter, et songer qu'on est le centre de ces pas, de cette parole, de ce chant, manifester à chaque minute sa propre attraction, se sentir d'autant plus puissant qu'on est plus infirme, devenir dans l'obscurité, et par l'obscurité, l'astre autour duquel gravite cet ange, peu de félicités égalent celle-là. 
 
Le suprême bonheur de la vie, c'est la conviction qu'on est aimé ; aimé pour soi-même, disons mieux,aimé malgré soi-même ; cette conviction, l'aveugle l'a. Dans cette détresse, être servi, c'est être caressé. Lui manque-t-il quelque chose ? Non. Ce n'est point perdre la lumière qu'avoir l'amour. Et quel amour ! un amour entièrement fait de vertu. Il n'y a point de cécité où il y a certitude.

L'âme à tâtons cherche l'âme, et la trouve. Et cette âme trouvée et prouvée est une femme.Une main vous soutient, c'est la sienne ; une bouche effleure votre front, c'est sa bouche ; vous entendez une respiration tout près de vous, c'est elle. Tout avoir d'elle, depuis son culte jusqu'à sa pitié, n'être jamais quitté, avoir cette douce faiblesse qui vous secourt, s'appuyer sur ce roseau inébranlable, toucher de ses mains la providence et pouvoir la prendre dans ses bras, Dieu palpable, quel ravissement !

Le cœur, cette céleste fleur obscure, entre dans un épanouissement mystérieux. On ne donnerait pas cette ombre pour toute la clarté. L'âme ange est là, sans cesse là ; si elle s'éloigne, c'est pour revenir ; elle s'efface comme le rêve et reparaît comme la réalité. On sent de la chaleur qui approche, la voilà.On déborde de sérénité, de gaîté et d'extase ; on est un rayonnement dans la nuit.

Et mille petits soins. Des riens qui sont énormes dans ce vide. Les plus ineffables accents de la voix féminine employés à vous bercer, et suppléant pour vous à l'univers évanoui. On est caressé avec de l'âme. On ne voit rien, mais on se sent adoré. C'est un paradis de ténèbres.

-- Victor Hugo, Les Misérables

L'Homme et la femme

L’homme est la plus élevée des créatures ;
la femme est le plus sublime des idéaux.

Dieu a fait pour l’homme un trône ;
pour la femme un autel.
Le trône exalte ; l’autel sanctifie.

L’homme est le cerveau,
la femme le cœur.
Le cerveau fabrique la lumière ; le cœur produit l’Amour.
La lumière féconde ; l’Amour ressuscite.

L’homme est fort par la raison;
la femme est invincible par les larmes.
La raison convainc;
les larmes émeuvent.

L’homme est capable de tous les héroïsmes;
la femme de tous les martyres.
L’héroïsme ennoblit;
le martyre sublime.

L’homme a la suprématie ;
la femme la préférence.
La suprématie signifie la force ;
la préférence représente le droit.

L’homme est un génie,
la femme un ange.
Le génie est incommensurable;
l’ange indéfinissable.

L’aspiration de l’homme, c’est la suprême gloire;
l’aspiration de la femme, c’est l’extrême vertu.
La gloire fait tout ce qui est grand;
la vertu fait tout ce qui est divin.

L’homme est un Code;
la femme un Evangile.
Le Code corrige;
l’Evangile parfait
.
L’homme pense;
la femme songe.
Penser, c’est avoir dans le crâne une larve;
songer, c’est avoir sur le front une auréole.

L’homme est un océan;
la femme est un lac.
L’Océan a la perle qui orne;
le lac, la poésie qui éclaire.

L’homme est un aigle qui vole;
la femme est le rossignol qui chante.
Voler, c’est dominer l’espace;
chanter, c’est conquérir l’Ame.

L’homme est un Temple;
la femme est le Sanctuaire.
Devant le Temple nous nous découvrons;
devant le Sanctuaire nous nous agenouillons.

Enfin: l’homme est placé où finit la terre ;
la femme où commence le ciel. 

-- Victor Hugo

Jeune fille

Jeune fille, la grâce emplit tes dix-sept ans.
Ton regard dit: Matin, et ton front dit : Printemps.
Il semble que ta main porte un lys invisible.
Don Juan te passe et murmure: -Impossible!-
Sois belle. Sois bénie, enfant, dans ta beauté.
La nature s'égaye à toute clarté;
Tu fais une lueur sous les arbres; la guêpe
Touche ta joue en fleur de son aile de crêpe;
La mouche à tes yeux vole ainsi qu'à des flambeaux.

Ton souffle est un encens qui monte au ciel. Lesbos
Et les marins d'Hydra, s'ils te voyaient sans voiles,
Te prendraient pour l'Aurore aux cheveux pleins d'étoiles.
Les êtres de l'azur froncent leur pur sourcil,
Quand l'homme, spectre obscur du mal et de l'exil,
Ose approcher ton âme, aux rayons fiancée.
Sois belle. Tu te sens par l'ombre caressée,
Un ange vient baiser ton pied quand il est nu,
Et c'est ce qui te fait ton sourire ingénu.

-- Victor Hugo, Les Contemplations (LIVRE III: LES LUTTES ET LES RÊVES)

Aimons toujours !

Aimons toujours ! Aimons encore !
Quand l'amour s'en va, l'espoir fuit.
L'amour, c'est le cri de l'aurore,
L'amour c'est l'hymne de la nuit.

Ce que le flot dit aux rivages,
Ce que le vent dit aux vieux monts,
Ce que l'astre dit aux nuages,
C'est le mot ineffable : Aimons !

L'amour fait songer, vivre et croire.
Il a pour réchauffer le coeur,
Un rayon de plus que la gloire,
Et ce rayon c'est le bonheur !

Aime ! qu'on les loue ou les blâme,
Toujours les grand coeurs aimeront :
Joins cette jeunesse de l'âme
A la jeunesse de ton front !

Aime, afin de charmer tes heures !
Afin qu'on voie en tes beaux yeux
Des voluptés intérieures
Le sourire mystérieux !

Aimons-nous toujours davantage !
Unissons-nous mieux chaque jour.
Les arbres croissent en feuillage ;
Que notre âme croisse en amour !

Soyons le miroir et l'image !
Soyons la fleur et le parfum !
Les amants, qui, seuls sous l'ombrage,
Se sentent deux et ne sont qu'un !

Les poètes cherchent les belles.
La femme, ange aux chastes faveurs,
Aime à rafraîchir sous ses ailes
Ces grand fronts brûlants et réveurs.

Venez à nous, beautés touchantes !
Viens à moi, toi, mon bien, ma loi !
Ange ! viens à moi quand tu chantes,
Et, quand tu pleures, viens à moi !

Nous seuls comprenons vos extases.
Car notre esprit n'est point moqueur ;
Car les poètes sont les vases
Où les femmes versent leur cœurs.

Moi qui ne cherche dans ce monde
Que la seule réalité,
Moi qui laisse fuir comme l'onde
Tout ce qui n'est que vanité,

Je préfère aux biens dont s'enivre
L'orgueil du soldat ou du roi,
L'ombre que tu fais sur mon livre
Quand ton front se penche sur moi.

Toute ambition allumée
Dans notre esprit, brasier subtil,
Tombe en cendre ou vole en fumée,
Et l'on se dit : " Qu'en reste-t-il ? "

Tout plaisir, fleur à peine éclose
Dans notre avril sombre et terni,
S'effeuille et meurt, lis, myrte ou rose,
Et l'on se dit : " C'est donc fini ! "

L'amour seul reste. O noble femme
Si tu veux dans ce vil séjour,
Garder ta foi, garder ton âme,
Garder ton Dieu, garde l'amour !

Conserve en ton cœur, sans rien craindre,
Dusses-tu pleurer et souffrir,
La flamme qui ne peut s'éteindre.
Et la fleur qui ne peut mourir ! 

-- Victor Hugo 

2.6.14

La Famille

"La conscience nous fait une obligation de fonder une famille ; c'est un devoir social de transmettre à d'autres la vie que nous avons reçu, d'assurer la prospérité économique, la force matérielle et le prestige moral de notre pays. 

"Jeunes gens, épousez des jeunes filles bien constituées, ménagères actives et coeurs aimants, sans coquetterie et sans duplicité. 

"Quiconque ne fait pas sanctionner son union par la loi commet une grave faute. Il s'expose aux tentations de ses pires instincts."

(Extrait de Auriez-vous eu votre diplôme de savoir-vivre en 1930 ? Editions Larousse 2014)

15.5.14

L'Homme rend le bien

Je payai le pêcheur qui passa son chemin,
Et je pris cette bête horrible dans ma main ;
C'était un être obscur comme l'onde en apporte,
Qui, plus grand, serait hydre, et, plus petit, cloporte ;
Sans forme, comme l'ombre, et, comme Dieu, sans nom.

Il ouvrait une bouche affreuse, un noir moignon
Sortait de son écaille ; il tâchait de me mordre ;
Dieu, dans l'immensité formidable de l'ordre,
Donne une place sombre à ces spectres hideux ;
Il tâchait de me mordre, et nous luttions tous deux ;
Ses dents cherchaient mes doigts qu'effrayait leur approche ; 
L'homme qui me l'avait vendu tourna la roche ;
Comme il disparaissait, le crabe me mordit ;

Je lui dis : - Vis ! et sois béni, pauvre maudit !
Et je le rejetai dans la vague profonde,
Afin qu'il allât dire à l'océan qui gronde,
Et qui sert au soleil de vase baptismal,
Que l'homme rend le bien au monstre pour le mal.

-- Victor Hugo, Les contemplations

A celle que j'aime

Dans ta mémoire immortelle,
Comme dans le reposoir
D'une divine chapelle,
Pour celui qui t'est fidèle,
Garde l'amour et l'espoir.

Garde l'amour qui m'enivre,
L'amour qui nous fait rêver ;
Garde l'espoir qui fait vivre ;
Garde la foi qui délivre,
La foi qui doit nous sauver.

L'espoir, c'est de la lumière,
L'amour, c'est une liqueur,
Et la foi, c'est la prière.
Mets ces trésors, ma très chère,
Au plus profond de ton coeur.

-- Nérée Beauchemin, Les floraisons matutinales

Claire fontaine

Claire fontaine où rossignole
Un rossignol jamais lassé,
N’es-tu pas le charmant symbole
D’un cher passé ?

Source de fraîche mélodie,
Qui fait fleurir, sous nos frimas,
Ce rosier blanc de Normandie,
Qui ne meurt pas !

À ce bouton de rose blanche,
L’hiver ne fut jamais fatal,
Non plus qu’au chêne qui se penche
Sur ton cristal.

Oh ! c’est une peine immortelle
Qui s’épanche, en larmes d’amour,
Dans la naïve ritournelle
De l’ancien jour.

C’est un reflet des ciels de France,
Ô fontaine, que tu fais voir,
Dans la limpide transparence
De ton miroir.

-- Nérée Beauchemin, Patrie intime

La Mer

Loin des grands rochers noirs que baise la marée,
La mer calme, la mer au murmure endormeur,
Au large, tout là-bas, lente s’est retirée,
Et son sanglot d’amour dans l’air du soir se meurt.

La mer fauve, la mer vierge, la mer sauvage,
Au profond de son lit de nacre inviolé
Redescend, pour dormir, loin, bien loin du rivage,
Sous le seul regard pur du doux ciel étoilé.

La mer aime le ciel : c’est pour mieux lui redire,
À l’écart, en secret, son immense tourment,
Que la fauve amoureuse, au large se retire,
Dans son lit de corail, d’ambre et de diamant.

Et la brise n’apporte à la terre jalouse,
Qu’un souffle chuchoteur, vague, délicieux :
L’âme des océans frémit comme une épouse
Sous le chaste baiser des impassibles cieux.

-- Nérée Beauchemin, Les Floraisons matutinales

14.5.14

Citations : Souffrance

L'âme qui aime et qui souffre est à l'état sublime. -- V.Hugo

Avoir souffert rend tellement plus perméable à la souffrance des autres. -- Abbé Pierre

Souffrir passe. Avoir souffert ne passe pas.  -- Louise-Marie de France
  
L'amour n'est pas fait pour nous rendre heureux. Je crois qu'il est fait pour nous révéler dans quelle mesure nous avons la force de souffrir et de supporter.  -- Hermann Hesse

A un cœur qui souffre, rien n'est bon comme d'aimer. -- V.Hugo

L'homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert. -- Alfred de Musset

Nous avons tous la prétention de souffrir beaucoup plus que les autres. -- Honoré de Balzac

C'est une loi : souffrir pour comprendre.  -- Eschyle

La grande question de la vie est la douleur que l'on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l'homme qui a déchiré le cœur qui l'aimait. -- Benjamin Constant, Adolphe, rép. de l'éditeur

Le plus pur bonheur du monde renferme un pressentiment de souffrance. -- Goethe

Qui sait tout souffrir peut tout oser. -- Vauvenargues

Voir souffrir quelqu'un qu'on aime est l'une des pires souffrances au monde. -- Jean Chalon

L'indifférence est un crime envers la vie et envers la souffrance. -- Emil Cioran, Le livre des leurres, 1936

Malgré les épreuves il faut continuer de sourire à la vie. Autrement, elle se fâche et coupe vite le courant à ceux qui ont cessé de croire en elle et de l'aimer dans la souffrance comme dans la joie. -- Raymond Lecours

La souffrance d'autrui, même lorsqu'on connaît la cause, est une porte verrouillée de l'intérieur contre laquelle on ne peut que frapper discrètement pour que l'autre sache qu'il n'est pas seul. -- Yvon Rivard, Les Silences du corbeau

Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots. -- Alfred de Musset

La souffrance, nous lui devons tout ce qu'il y a de bon en nous, tout ce qui donne du prix à la vie. -- Anatole France, Le Jardin d'Epicure, 1895 

Il n'y a qu'une souffrance, c'est d'être seul. -- Gabriel Marcel, Le Coeur des autres, 1921

La souffrance peut être le chemin de la foi ou celui du blasphème. -- Abbé Pierre, Pensées (1912-2007)

La souffrance qu'on a subie doit rendre compatissant et bon. -- George Sand, Lélia, X, 1833

Pourquoi je ne pouvais pas me battre (2)

A l'officier de renseignement



1 - Le sujet en question


« Pourquoi n'êtes-vous pas en mesure de combattre? »
On me lança ces mots d'une voix grave et bourrue. C'était l'officier de renseignement, corpulent, juché à son grand bureau.
On était un matin d'hiver en 1918 au campement Greanleaf, au fort Oglethorpe en Géorgie. Le caporal de notre détachement d'objecteurs de conscience m'annonça que j'étais appelé à comparaître devant l'officier de renseignement. Je me préparai rapidement à partir. Un garde personnel, baïonnette au fusil, devait me mener à l'endroit, qui se trouvait à quelques kilomètres de nos tentes. Il se mit à marcher derrière moi en tenant à deux mains son fusil, dirigé dans mon dos, la baïonnette me frôlant le manteau. Cette démarche donnait l'impression d'une personne dangereuse qu'on emmenait. Je savais que le garde n'avait pas de mauvaise volonté envers moi. J'imagine qu'il devait avoir honte, car il savait bien que je n'essaierais pas de m'évader. Mais il avait reçu des ordres de son supérieur. Nous ne nous sommes pas parlé sauf quand il me disait où tourner.
Nous arrivâmes enfin et l'on m'introduisit dans le bureau.
« Que faites-vous ici ? me demanda-t-on de l'autre côté du bureau.
- Monsieur, je ne sais pas ; mais on m'a dit que vous m'aviez appelé. »

Il me regarda de travers puis s'enquit brusquement :
« Pourquoi ne pouvez-vous pas combattre? » Je me mis à répondre à sa question, mais mes explications l'intéressaient pas. Il haussa la voix et me demanda brutalement : « Vous ne vous battez donc jamais ? »
- Non, monsieur.
- Mon œil !
- Monsieur, je n'ai pas dit que je ne me sois jamais battu. J'ai dit que je ne me bats pas.
- Dites-moi, à quelle occasion vous êtes-vous battu ?
- Quand j'étais petit je faisais parfois la bagarre à mes frères et à mes camarades de classe. Mais maintenant, monsieur, je ne me bats pas.
- Vous arrive-t-il de mentir ?
- Non, monsieur, je ne mens pas.
- Là tout de suite, vous mentez.
- Monsieur, je n'ai pas dit n'avoir jamais menti. J'ai dit seulement que je ne dis pas de mensonges. »


Ce fut la fin de ce sujet-là, mais la conversation continua un bon moment de la sorte. De toute apparence, il essayait de me mettre en colère pour que je réponde vertement ou manifeste d'une autre manière de la colère.
« Ce qu'on devrait faire des gens de ta sorte, c'est de vous adosser à ce mur et éclater votre cervelle à la carabine. »
Je restai muet, mais je ne réponds pas de mon visage, dont l'expression a pu trahir quelque chose à mon insu. Je sais qu'il n'y avait dans mon cœur aucune colère, mais, j'avoue qu'il s'y trouvait de la peur.
L'officier prenait des notes à chaque fois que je répondais à l'une de ses nombreuses interrogations. Il repoussa à présent son document d'un geste de dégoût, comme pour le mettre de côté. Il se leva alors et dit : « Attendez ici que je revienne. »
Par hasard, la feuille glissa assez près pour que je puisse la lire, mais quelque chose m'avertit immédiatement de ne pas en prendre connaissance ni même de la regarder.
Au bout d'une dizaine de minutes, l'officier revint et s'assit. Il tira à lui le document. Puis il recommença du début et se remit, d'une humeur orageuse, à me bassiner du même genre de questions qu'auparavant.
Je voyais maintenant qu'il regardait constamment la fiche en me parlant. J'étais bien heureux de ne pas l'avoir lue. C'était sans doute un piège qu'il m'avait tendu là.
Tout d'un coup, sa face changea d'aspect, et sa voix prit un ton doux et chaleureux. « Votre gouvernement, me dit-il, vous a trouvé digne de travailler dans une ferme au lieu de passer votre temps ici au campement. » Il me parlait très gentiment comme un père à un fils bien-aimé. Il semblait qu'il m'aimât, dans un certain sens. Il m'informa que je serais à la ferme sous une quinzaine de jours, et puis il me donna des conseils excellents sur ma conduite dans ce lieu. Il m'avertit que je serais surveillé par des personnes qui feraient un rapport au camp.
« Vous pouvez repartir à présent, et je vous souhaite un bon séjour à la ferme. »
« Merci, monsieur. » Je repris le chemin de ma tente, marchant de nouveau devant mon garde. En allant vers ce bureau, le chemin avait été difficile et rugueux. Mais la voie du retour était bien différente ; je marchais comme sur des nuages.
Ma réponse à la question « Pourquoi ne pouvez-vous pas combattre ? » n'était qu'un vain effort de clarté, mais j'essayais d'être courtois. Si j'avais eu moins peur et lui avais donné une réponse complète, il n'aurait sûrement eu ni le temps ni la patience de tout écouter. Il ne s'intéressait pas vraiment à obtenir une réponse plus exhaustive. S'il me réprimandait, c'était avant tout parce que je ne me laissais pas guider par les officiers dans les différentes activités de cette base militaire.
Disons aussi que j'aurais été bien incapable à l'époque de donner mes raisons aussi clairement que je le peux maintenant, cinquante-cinq ans plus tard. Je les avais déjà à l'esprit à l'époque, mais sans réussir à les exprimer complètement.
Pour cet écrit, je supposerai que c'est sincèrement qu'on me pose la question, « Pourquoi ne pouvez-vous pas vous battre ? », et non sur le ton de la réprimande.
-- L.A.Kniss

13.5.14

Premier amour


    Un autre plus heureux, va unir son sort à celui de mon amie. Mais, quoiqu’elle trompe ainsi mes plus chère espérances, dois-je la moins aimer ?
Mackensie, l’Homme sensible.

Printemps, que me veux-tu ? pourquoi ce doux sourire,
Ces fleurs dans tes cheveux et ces boutons naissants ?
Pourquoi dans les bosquets cette voix qui soupire,
Et du soleil d’avril ces rayons caressants ?

Printemps si beau, ta vue attriste ma jeunesse ;
De biens évanouis tu parles à mon cœur ;
Et d’un bonheur prochain ta riante promesse
M’apporte un long regret de mon premier bonheur.

Un seul être pour moi remplissait la nature ;
En ses yeux je puisais la vie et l’avenir ;
Au musical accent de sa voix calme et pure,
Vers un plus frais matin je croyais rajeunir.

Oh ! combien je l’aimais ! et c’était en silence !
De son front virginal arrosé de pudeur,
De sa bouche où nageait tant d’heureuse indolence,
Mon souffle aurait terni l’éclatante candeur.

Par instants j’espérais. Bonne autant qu’ingénue,
Elle me consolait du sort trop inhumain ;
Je l’avais vue un jour rougir à ma venue,
Et sa main par hasard avait touché ma main.

Que de fois, étalant une robe nouvelle,
Naïve, elle appela mon regard enivré,
Et sembla s’applaudir de l’espoir d’être belle,
Préférant le ruban que j’avais préféré !

Ou bien, si d’un pinceau la légère finesse
Sur l’ovale d’ivoire avait peint ses attraits,
Le velours de sa joue, et sa fleur de jeunesse,
Et ses grands sourcils noirs couronnant tous ses traits ;

Ah ! qu’elle aimait encor, sur le portrait fidèle
Que ses doigts blancs et longs me tenaient approché,
Interroger mon goût, le front vers moi penché,
Et m’entendre à loisir parler d’elle près d’elle !

Un soir, je lui trouvai de moins vives couleurs :
Assise, elle rêvait : sa paupière abaissée
Sous ses plis transparents dérobait quelques pleurs ;
Son souris trahissait une triste pensée.

Bientôt elle chanta ; c’était un chant d’adieux.
Oh ! comme, en soupirant la plaintive romance,

Sa voix se fondait toute en pleurs mélodieux,
Qui, tombés en mon cœur, éteignaient l’espérance !

Le lendemain un autre avait reçu sa foi.
Par le vœu de ta mère à l’autel emmenée,
Fille tendre et pieuse, épouse résignée,
Sois heureuse par lui, sois heureuse sans moi !

Mais que je puisse au moins me rappeler tes charmes ;
Que de ton souvenir l’éclat mystérieux
Descende quelquefois au milieu de mes larmes,
Comme un rayon de lune, un bel Ange des cieux !

Qu’en silence adorant ta mémoire si chère,
Je l’invoque en mes jours de faiblesse et d’ennui ;
Tel en sa sœur aînée un frère cherche appui,
Tel un fils orphelin appelle encor sa mère.

-- Charles Augustin Sainte-Beuve, Joseph Delorme

7.5.14

Un enfant apportera le bonheur dans la paix

Écrit en l'an 37 avant Jésus-Christ.

Le dernier âge prédit par la Sibylle est arrivé : le grand ordre des siècles recommence.
Déjà revient aussi la Vierge, revient aussi le règne de Saturne :
déjà du haut des cieux descend une nouvelle race.

Chaste Lucine, favorise seulement la naissance de cet enfant sous lequel cessera l'âge
de fer et renaîtra l'âge d'Or pour le monde entier.
C'est sous tes auspices que les traces de nos forfaits, s'il en reste encore, disparaîtront pour toujours,
délivrant l'univers d'une éternelle alarme.

Cet enfant vivra de la vie des dieux, il verra les héros mêlés avec les dieux ; ils le verront lui-même
et il gouvernera le monde pacifié par les vertus de son père.

Enfant, la terre t'offrira le lierre, mêlé aux plantes d’Égypte et de Grèce, les chèvres apporteront
leurs mamelles pleines de lait, les troupeaux ne craindront plus le lion superbe,
et ton berceau sera couvert de fleurs caressantes. La grappe vermeille se suspendra aux buissons incultes
et les chênes durs laisseront perler une rosée de miel.

Toute terre produira toutes choses. Les champs ne sentiront plus la herse, ni la vigne la serpe,
les taureaux seront libérés du joug, dans les prés, le bélier changera lui-même la couleur
de sa toison de laine, etc.

Cher enfant des dieux, prépare-toi aux magistratures suprêmes, noble rejeton du grand Jupiter,
vois comme tout se réjouit de la venue de ce siècle.

Que le cours de ma vie soit assez long pour célébrer tes actions par mes chants, que ne vaincront
ni ceux du thrace Orphée, inspirés par sa mère Calliope, ni ceux de Linus inspirés par Apollon,
ni même ceux de Pan qui au jugement de l'Arcadie s'avouerait vaincu.

– VIRGILE (70 – 19 av. J.-C.), Bucolique IV


A cette même époque et de façon tout-à-fait indépendante, la sibylle grecque Tiburtine
avait annoncé à Octave la venue du Christ, messager de paix.

--
"Le loup habitera avec l'agneau, [...] Et un petit enfant les conduira." (Esaïe 11.6)
--

XVIII 
Dans Virgile parfois, dieu tout près d’être un ange,
Le vers porte à sa cime une lueur étrange.
C’est que, rêvant déjà ce qu’à présent on sait,
Il chantait presque à l’heure où Jésus vagissait.
C’est qu’à son insu même il est une des âmes
Que l’orient lointain teignait de vagues flammes.
C’est qu’il est un des cœur que, déjà sous les cieux,
Dorait le jour naissant du Christ Mystérieux!
Dieu voulait qu’avant tout, rayon du fils de l’homme,
L’aube de Bethléem blanchît le front de Rome.

Nuit du 21 au 22 mars 1837
– VICTOR HUGO

4.5.14

Ces lieux sont purs

Victor HUGO (1802-1885)
(Recueil : Les chansons des rues et des bois)


A Jeanne

Ces lieux sont purs ; tu les complètes.
Ce bois, loin des sentiers battus,
Semble avoir fait des violettes,
Jeanne, avec toutes tes vertus.

L'aurore ressemble à ton âge ;
Jeanne, il existe sous les cieux
On ne sait quel doux voisinage
Des bons cœurs avec les beaux lieux.

Tout ce vallon est une fête
Qui t'offre son humble bonheur ;
C'est un nimbe autour de ta tête ;
C'est un éden en ton honneur.

Tout ce qui t'approche désire
Se faire regarder par toi,
Sachant que ta chanson, ton rire,
Et ton front, sont de bonne foi.

Ô Jeanne, ta douceur est telle
Qu'en errant dans ces bois bénis,
Elle fait dresser devant elle
Les petites têtes des nids.

Ce qui remplit une âme

Victor HUGO (1802-1885)
(Recueil : Les chants du crépuscule)


Hier, la nuit d'été, qui nous prêtait ses voiles,
  Était digne de toi, tant elle avait d'étoiles !
Tant son calme était frais ! tant son souffle était doux !
Tant elle éteignait bien ses rumeurs apaisées !
Tant elle répandait d'amoureuses rosées
Sur les fleurs et sur nous !

Moi, j'étais devant toi, plein de joie et de flamme,
Car tu me regardais avec toute ton âme !
J'admirais la beauté dont ton front se revêt.
Et sans même qu'un mot révélât ta pensée,
La tendre rêverie en ton cœur commencée
Dans mon cœur s'achevait !

Et je bénissais Dieu, dont la grâce infinie
Sur la nuit et sur toi jeta tant d'harmonie,
Qui, pour me rendre calme et pour me rendre heureux,
Vous fit, la nuit et toi, si belles et si pures,
Si pleines de rayons, de parfums, de murmures,
Si douces toutes deux !

Oh oui, bénissons Dieu dans notre foi profonde !
C'est lui qui fit ton âme et qui créa le monde !
Lui qui charme mon cœur ! lui qui ravit mes yeux !
C'est lui que je retrouve au fond de tout mystère !
C'est lui qui fait briller ton regard sur la terre
Comme l'étoile aux cieux !

C'est Dieu qui mit l'amour au bout de toute chose,
L'amour en qui tout vit, l'amour sur qui tout pose !
C'est Dieu qui fait la nuit plus belle que le jour.
C'est Dieu qui sur ton corps, ma jeune souveraine,
A versé la beauté, comme une coupe pleine,
Et dans mon cœur l'amour !

Laisse-toi donc aimer ! - Oh ! l'amour, c'est la vie.
C'est tout ce qu'on regrette et tout ce qu'on envie
Quand on voit sa jeunesse au couchant décliner.
Sans lui rien n'est complet, sans lui rien ne rayonne.
La beauté c'est le front, l'amour c'est la couronne :
Laisse-toi couronner !

Ce qui remplit une âme, hélas ! tu peux m'en croire,
Ce n'est pas un peu d'or, ni même un peu de gloire,
Poussière que l'orgueil rapporte des combats,
Ni l'ambition folle, occupée aux chimères,
Qui ronge tristement les écorces amères
Des choses d'ici-bas ;

Non, il lui faut, vois-tu, l'hymen de deux pensées,
Les soupirs étouffés, les mains longtemps pressées,
Le baiser, parfum pur, enivrante liqueur,
Et tout ce qu'un regard dans un regard peut lire,
Et toutes les chansons de cette douce lyre
Qu'on appelle le cœur !

Il n'est rien sous le ciel qui n'ait sa loi secrète,
Son lieu cher et choisi, son abri, sa retraite,
Où mille instincts profonds nous fixent nuit et jour ;
Le pêcheur a la barque où l'espoir l'accompagne,
Les cygnes ont le lac, les aigles la montagne,
Les âmes ont l'amour !

21 mai 1833

17.4.14

Quinze ans d'accord

Voici quinze ans déjà que nous pensons d'accord ;
Que notre ardeur claire et belle vainc l'habitude,
Mégère à lourde voix, dont les lentes mains rudes
Usent l'amour le plus tenace et le plus fort.

Je te regarde, et tous les jours je te découvre,
Tant est intime ou ta douceur ou ta fierté :
Le temps, certe, obscurcit les yeux de ta beauté,
Mais exalte ton cœur dont le fond d'or s'entr'ouvre.

Tu te laisses naïvement approfondir,
Et ton âme, toujours, paraît fraîche et nouvelle ;
Les mâts au clair, comme une ardente caravelle,
Notre bonheur parcourt les mers de nos désirs.

C'est en nous seuls que nous ancrons notre croyance,
A la franchise nue et la simple bonté ;
Nous agissons et nous vivons dans la clarté
D'une joyeuse et translucide confiance.

Ta force est d'être frêle et pure infiniment ;
De traverser, le cœur en feu, tous chemins sombres,
Et d'avoir conservé, malgré la brume ou l'ombre,
Tous les rayons de l'aube en ton âme d'enfant.
 
-- Émile Verhaeren, Les heures d'après-midi



"L'amour conjugal, qui persiste à travers mille vicissitudes, me paraît être le plus beau des miracles, quoi qu'il en soit le plus commun." -- François Mauriac

Donner ne suffit pas

Et te donner ne suffit plus, tu te prodigues :
L'élan qui t'emporte à nous aimer plus fort, toujours,
Bondit et rebondit, sans cesse et sans fatigue,
Toujours plus haut vers le grand ciel du plein amour.

Un serrement de mains, un regard doux t'enfièvre ;
Et ton coeur m'apparaît si soudainement beau
Que j'ai crainte, parfois, de tes yeux et tes lèvres,
Et que j'en sois indigne et que tu m'aimes trop.

Ah ! ces claires ardeurs de tendresse trop haute
Pour le pauvre être humain qui n'a qu'un pauvre cœur
Tout mouillé de regrets, tout épineux de fautes,
Pour les sentir passer et se résoudre en pleurs.


-- Emile Verhaeren,  Les Heures d'après-midi

Tendresse

Avec mes vieilles mains de ton front rapprochées
J'écarte tes cheveux et je baise, ce soir,
Pendant ton bref sommeil au bord de l'âtre noir
La ferveur de tes yeux, sous tes longs cils cachée.

Oh ! la bonne tendresse en cette fin de jour !
Mes yeux suivent les ans dont l'existence est faite
Et tout à coup ta vie y parait si parfaite
Qu'un émouvant respect attendrit mon amour.

Et comme au temps où tu m'étais la fiancée
L'ardeur me vient encor de tomber à genoux
Et de toucher la place où bat ton cœur si doux
Avec des doigts aussi chastes que mes pensées.

-- Émile Verhaeren, Les Heures du soir

16.4.14

A ma fille Adèle

Paroles : Victor Hugo.
Musique : Alain Lecompte.
1857



Tout enfant, tu dormais près de moi, rose et fraîche
Comme un petit Jésus assoupi dans sa crèche ;
Ton pur sommeil était si calme et si charmant
Que tu n'entendais pas l'oiseau chanter dans l'ombre.

Et j'écoutais voler sur ta tête les anges,
Et je te regardais dormir ; et sur tes langes
J'effeuillais des jasmins et des œillets sans bruit,
Et je priais, veillant sur tes paupières closes
Et mes yeux se mouillaient de pleurs, songeant aux choses
Qui nous attendent dans la nuit.

Un jour mon tour viendra de dormir ; et ma couche,
Faite d'ombre, sera si morne et si farouche
Que je n'entendrai pas non plus chanter l'oiseau
Et la nuit sera noire ; alors, ô ma colombe
Larmes, prières et fleurs, tu rendras à ma tombe
Ce que j'ai fait pour ton berceau.

Avec le même amour

Avec le même amour que tu me fus jadis
Un jardin de splendeur dont les mouvants taillis
Ombraient les longs gazons et les roses dociles,
Tu m'es en ces temps noirs un calme et sûr asile.

Tout s'y concentre, et ta ferveur et ta clarté
Et tes gestes groupant les fleurs de ta bonté,
Mais tout y est serré dans une paix profonde
Contre les vents aigus trouant l'hiver du monde.

Mon bonheur s'y réchauffe en tes bras repliés
Tes jolis mots naïfs et familiers,
Chantent toujours, aussi charmants à mon oreille
Qu'aux temps des lilas blancs et des rouges groseilles.

Ta bonne humeur allègre et claire, oh ! je la sens
Triompher jour à jour de la douleur des ans,
Et tu souris toi-même aux fils d'argent qui glissent
Leur onduleux réseau parmi tes cheveux lisses.

Quant ta tête s'incline à mon baiser profond,
Que m'importe que des rides marquent ton front
Et que tes mains se sillonnent de veines dures
Alors que je les tiens entre mes deux mains sûres !

Tu ne te plains jamais et tu crois fermement
Que rien de vrai ne meurt quand on s'aime dûment,
Et que le feu vivant dont se nourrit notre âme
Consume jusqu'au deuil pour en grandir sa flamme.


-- Émile Verhaeren, Les Heures

Nos mains

Asseyons-nous tous deux près du chemin,
Sur le vieux banc rongé de moisissures,
Et que je laisse, entre tes deux mains sûres,
Longtemps s'abandonner ma main.

Avec ma main qui longtemps s'abandonne
A la douceur de se sentir sur tes genoux,
Mon coeur aussi, mon coeur fervent et doux
Semble se reposer, entre tes deux mains bonnes.

Et c'est la joie intense et c'est l'amour profond
Que nous goûtons à nous sentir si bien ensemble,
Sans qu'un seul mot trop fort sur nos lèvres ne tremble,
Ni même qu'un baiser n'aille brûler ton front.

Et nous prolongerions l'ardeur de ce silence
Et l'immobilité de nos muets désirs,
N'était que tout à coup à les sentir frémir
Je n'étreigne, sans le vouloir, tes mains qui pensent ;

Tes mains, où mon bonheur entier reste celé
Et qui jamais, pour rien au monde,
N'attenteraient à ces choses profondes
Dont nous vivons, sans en devoir parler.


-- Emile Verhaeren, Les Heures

11.4.14

Madame de Romilly sur le grec

Ce qui est bouleversant chez Homère, ce n'est pas le côté épique, les batailles et la gloire, c'est l'humanité, ce sont les moments de douceur, de tendresse, de chagrin, qui n'existent dans aucune autre épopée. Dans «les Roses de la solitude», j'évoque l'épisode des chevaux qui pleurent la mort de Patrocle, et celui du cheval qui parle à Achille, une seule fois, pour lui annoncer sa mort. C'est infiniment émouvant, d'autant plus qu'il y a très peu d'épisodes miraculeux dans «l'Iliade». La pitié a chez lui une place qui n'existe dans aucune autre épopée. [...]

Je suis scandalisée par ce qui se passe [dans l'enseignement]. Cette semaine encore j'ai reçu une lettre d'un professeur de collège en Provence. Ils ont une classe de latin et viennent d'apprendre que les crédits ont été diminués de moitié. L’Éducation nationale est aux mains de gens qui ont des idées étroites. Ils n'ont qu'à regarder ce qui se passe hors de l'enseignement. Le monde antique passionne tout le monde. Saviez-vous qu'il existe une méthode Assimil pour apprendre le grec ancien ? La première édition a été épuisée en trois mois ! L'erreur vient de ce que l'on considère l'enseignement comme la transmission d'un savoir utile, et non comme une formation de l'esprit. Or le grec et le latin servent avant tout à cela, à la formation de l'esprit. [...]

La Grèce de Périclès, c'est aussi la beauté, l'élan de la beauté.


Extraits d'un interview de Jacqueline de Romilly. Propos recueillis par Catherine David. Source : "le Nouvel Observateur" du 11 mai 2006. http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20101220.OBS5016/jacqueline-de-romilly-les-grecs-ont-ete-ma-vie.html

8.4.14

Miracle de la littérature

"[J'ai voulu faire] un éloge de la littérature grecque, de ce qu'elle peut nous apporter de vivant, de tonique--soit directement, par leur contenu même, soit indirectement, en nous apprenant à réfléchir aux différences, à les dominer. Je fais très volontiers, avec conviction, cet éloge de la littérature grecque et il m'arrive souvent de conclure ainsi, parce qu'il y a une crise de la connaissance du grec, des études grecques, des études littéraires en général. J'ai passé ma vie à étudier ces textes et j'ai été émerveillée par leur beauté. 

"Pourtant, aujourd'hui, je ne conclus pas seulement sur la beauté et l'intérêt de la littérature grecque, j'élargis un peu mon champ d'action et je conclus sur la beauté du miracle de la littérature, de ce qu'elle apporte dans notre vie, de ce qu'elle implique de miraculeux et apporte de prolongements de notre existence. S'il faut absolument conclure sur l'enseignement, plutôt que celui du grec, je défends aujourd'hui les enseignements littéraires et plutôt que l'étude, je défends également la joie de lire et de relire ces textes."

-- Mme Jacqueline de Romilly, Ne me dis pas comment cela finit...

25.3.14

Générosité

Un passage un peu cryptique peut-être au premier abord, mais que je trouve d'une délicate beauté. Merci à la personne qui, en me le transmettant, suivait déjà ainsi les préceptes ci-dessous.

Je pourrais te citer mille traits de ta générosité, mille paroles d'apôtre qui sont sorties de ta bouche. Ah ! mon ami, peux-tu désavouer tant de richesses ? Peux-tu montrer, à la fois, tant d'amertume et tant de prodigalité ?
Chaque jour, tu découvres chez les autres des éléments de bonheur qu'ils méconnaissent ou négligent. Alors, n'hésite pas : montre-leur quel parti fructueux ils doivent tirer de leurs biens. [...]
 
Évalue ta richesse à l'importance de ce que tu donnes. Dessaisis-toi hardiment. Tout te sera rendu sur l'heure et au centuple. Si les grands apôtres ont pu porter la bonne nouvelle, c'est qu'ils avaient la foi ; mais rien n'a pu mieux exalter leur foi que de porter la bonne nouvelle.

Si tu as pris de l'intérêt à une lecture, une promenade, si tu as trouvé de l'étonnement à un spectacle, convie tous ceux que tu connais à faire cette lecture ou cette promenade, à contempler ce spectacle. Apporte du discernement dans tes invitations. Défie-toi un peu des sceptiques, des esprits ironiques, cruels ou contradicteurs. Défie-toi d'eux, mais ne les abandonne pas : ils sont ces brebis égarées dont le retour doit réjouir suprêmement ton cœur. Lorsque tu leur auras fait avouer : "Oui ! voilà qui est très beau ! Oui ! voilà qui est très intéressant, voilà qui vaut la peine de vivre !" tu pourras t'endormir en souriant ; tu n'auras pas perdu ta journée.

Quelquefois, tu feras une découverte si ténue, si délicate que, par avertissement secret, tu sauras qu'elle n'est pas communicable, qu'elle est strictement individuelle, qu'elle doit rester une relation intime du monde à ton âme. En ce cas, réserve-toi. 
Un jour viendra, peut-être, où ta pensée se précisera en s'amplifiant ; ce jour-là, tu seras mystérieusement informé que ton bien a perdu son caractère privé, qu'il devient propre à nourrir la communion. Ce jour-là, tu parleras.

-- Georges Duhamel, La Possession du monde

20.3.14

Le mystère du chaume

Si donc ton ennemi a faim, donne-lui à manger; s'il a soif, donne-lui à boire ; car en faisant cela, tu lui  amasseras des charbons de feu sur la tête. – Romains 12:20

Faites du bien à ceux qui vous haïssent. – Matthieu 5:44 

S'il avait été éveillé, le prédicateur Pierre aurait certainement entendu les pas rapides qui résonnaient dans la rue pavée du petit village d'Emmenthal, en Suisse, alors que des silhouettes sombres se profilaient dans la nuit. Chaque instant rapprochait les jeunes hommes de la maison obscurcie du vieux prêtre mennonite et de sa femme. La vie était très difficile pour eux car, au dix-huitième siècle, les Mennonites étaient toujours persécutés en Suisse. 

« Nous verrons maintenant de quelle pâte il est fait ! murmura l'un des jeunes hommes. Peut-être ne sera-t-il plus aussi aimable après notre visite de ce soir ! Puis il rit sourdement.
- C'est cette maison-ci, chuchota un autre. »
A pas de loup, ils s'approchèrent, en scrutant des yeux l'obscurité.
« Personne ne bouge. Faisons bien notre besogne. »
Les hommes se hissèrent rapidement sur le toit et bientôt des bruits sourds de chaume tombante se mêlaient aux autres sons nocturnes. Ils travaillaient vite de peur que quelqu'un ne surprenne leur traîtrise.

A l'intérieur, Pierre remua dans son sommeil. Une rumeur étrange se faisaient entendre ; il s'assit dans son lit.
« Quelque chose ne va pas, pensa-t-il. Il y a des crissements sur le toit. »
Prudemment, il traversa la chambre sur la pointe des pieds et atteignit la porte d'entrée. Il souleva le loquet. Ces alors qu'il distingua, dans le noir, sur le toit, les formes de plusieurs hommes qui travaillaient avec ardeur.

« Que signifie cela ? pensa-t-il, déconcerté. Ils sont à défaire mon chaume ! »

Puis il comprit peu à peu. Il n'était pas sans savoir que beaucoup de gens à Emmenthal n'admettaient pas que lui et les siens refusent la guerre. Quand on les menaçait de prison ou de mort, Pierre et ses amis disaient simplement : « Nous aimerions mieux mourir de la mort la plus cruelle plutôt que de désobéir à Dieu. »

« Et maintenant ils sont encore venus m'embêter, pensa le prédicateur. »

Levant les yeux au ciel, Pierre pria Dieu de l'aider à faire ce qui serait bien. Alors, il pénétra à pas rapides dans la petite demeure.

« Mère, dit-il, en haussant un peu la voix, des travailleurs sont venus nous voir ; il serait bon que tu leur prépares un repas. »

Les circonstances extraordinaires des dernières minutes avaient étonné son épouse, jusqu'à ce qu'elle saisisse. A présent elle comprenait. Elle se mit aussitôt assidûment au travail dans la cuisine. Sous peu, un bon repas ornait la table. Ouvrant de nouveau la porte, le vieillard appela les garçons sur le toit : « Vous avez travaillé longtemps et durement. Vous devez avoir faim. Entrez, à présent, et mangez ! »

Ahuris et hésitants, les jeunes hommes s'exécutèrent sans grâce ; dégringolèrent de leur perche aérienne et pénétrèrent, tout penauds, dans la petite pièce. Ils se tinrent là, mal à leur aise, disposés autour de la table sur laquelle les cierges allumés répandaient une lueur chaleureuse. Pierre les pressant de s'asseoir, ils finirent par prendre place, s'assirent inconfortablement, fixant leurs assiettes. Le maître de maison inclina la tête et joignit les mains pendant que les invités restaient silencieux.

Alors, de sa voix pleine d'amour, le vieil homme pria sincèrement, tendrement et avec ferveur pour ses invités et pour sa famille. Une fois les dernières paroles de la prière prononcées, les convives levèrent des visages rougis de honte. On fit passer la nourriture, qui se retrouva dans leurs assiettes, mais il semblait qu'ils ne pouvaient manger.

Soudain, comme par un signal et d'un commun accord, les hommes repoussèrent leurs chaises et s'en furent par le seuil où ils étaient passés quelques moments auparavant. On entendit de nouveau des pas sur la toiture, et le tumulte lourd du chaume que l'on déplace. Mais à présent ce n'était plus le son du chaume qui tombe. Ils refaisaient le toit ! Alors, si le prédicateur Pierre écoutait (et il me semble bien que c'était le cas !), il aurait pu entendre les pas pressés de ses invités qui descendaient en courant la rue pavée pour disparaître dans la nuit.

-- Histoire vraie, tirée du recueil Braises ardentes, de E.H.Bauman

18.3.14

Changez votre vie - changez le monde !




Note sur la naissance de ce document, réalisé dans le cadre d'un atelier universitaire dans lequel l'enseignant demandait de produire un manifeste, après avoir étudié les déclarations forcenées du mouvement dada. Deux chrétiennes se sont unies pour écrire le dossier ci-dessus. Qu'il puisse en inspirer d'autres--c'est tout ce qu'elles demandent !


17.3.14

L'Amour fraternel

La plus ancienne joie dont je me souviens fut de voir ce beau petit frère endormi dans son berceau. Dès qu'il put marcher, je devins son protecteur ; dès qu'il put parler, il me consola. Que de jours sombres changés en jours d'allégresse parce que cet enfant m'a aimé ! Que d'heures pénibles, pleines de mauvais conseils et promises au mal, ont été abrégées par sa présence, et terminées innocemment dans les douces fêtes du cœur !

Nous allions ensemble à l'école, nous revenions ensemble au logis ; le matin, je portais le panier, parce que nos provisions le rendaient plus lourd ; c'était lui qui le portait le soir. Toujours nous faisions cause commune. Je ne le laissais point insulter ; et lui, quand j'avais quelque affaire, sans s'informer du sujet de la querelle, sans considérer ni la taille ni le nombre de mes ennemis, il m'apportait résolument le concours de ses petits poings, et je devenais tout à la fois accommodant et redoutable, tant je tremblais qu'il n'attrapât des coups dans la bagarre.

Certes, je n'ai pas subi une punition qui ne l'ait indigné comme une grande injustice. Si j'étais au pain sec, il savait bien me garder la moitié de ses noix et la moitié de sa moitié de pomme. Une fois, il vint en pleurant ; et pourtant il apportait un morceau de sucre, un grappillon de raisin et quelque reste de rôti. Festin de roi ! Je m'informai de ce qui le faisait pleurer : « Ah ! me dit-il, la soupe était si bonne, mon frère ! » Telle était notre mutuelle affection, que les préférences dont son caractère et sa gentillesse étaient l'objet ne le rendaient pas orgueilleux, ni moi jaloux.

Souvent, j'aurais fait l'école buissonnière ; mais il m'aurait suivi et j'aimais mieux, ô merveille ! quel que fût le beau temps, remplir mon devoir avec lui que de lui faire partager la responsabilité de mon crime. Nous traversions des jardins pleins de choses tentantes, et je regardais tout d'un oeil stoïque. Ce n'était pas pour éviter de lui donner mauvais exemple : c'est qu'il aurait pu, à son âge, fuir aussi lestement que moi.

Nous avons grandi, nous avons vieilli, nous tenant par la main et par le coeur. Nous sommes encore ces deux frères qui se rendaient à l'école ensemble, portant leurs provisions dans le même panier, ayant les mêmes adversaires, les mêmes soucis, la même fortune et les mêmes plaisirs ; l'un ne peut souffrir, que l'autre ne pleure ; l'un ne peut se réjouir, que l'autre ne soit heureux.
-- Louis VEUILLOT, Les Libres penseurs.




« Un frère est un ami donné par la nature, un ami que nul ne suplée, qu'une fois perdu nul ne remplace. L'union fraternelle est la force et la santé des familles. » – Plutarque

« Pour ce qui est de l'amour fraternel, vous n'avez pas besoin qu'on vous en écrive; car vous avez vous-mêmes appris de Dieu à vous aimer les uns les autres. » (1 Thessaloniciens 4:9)

14.3.14

Persévérance et volonté

Je faisais de mon mieux

Charles Péguy, écrivain français, né à Orléans, mort au début de la première guerre mondiale, en 1914, rappelle ses souvenirs d'enfant travailleur.

J'avais, dès ce temps-là, bonne envie de dormir, mais je disais tous les soirs à maman de me réveiller de bonne heure le lendemain, à six heures juste, parce que j'avais à travailler. Maman n'y manquait pas ; elle-même se levait tous les matins à quatre heures, hiver comme été, pour travailler à rempailler les chaises. Elle me réveillait donc tous les jours sur les six heures, bien que cela lui fît de la peine. [...]

Je me mettais à l'ouvrage et je travaillais assidûment, sérieusement, précieusement, et aussi bien dans mon genre que maman dans le sien ; je faisais mes devoirs et j'apprenais mes leçons. [...] Je tendais toute ma volonté au travail jusqu'à ce que le devoir fût écrit sans une faute, et jusqu'à ce que la leçon fût sue par coeur sans une faute, sans une hésitation...; maman m'y encourageait, m'y aidait, m'y conduisait ; j'aimerai toute ma vie la mémoire du cher travail que je faisais dans la bonne maison chaudement travailleuse, du bon travail que je recommençais régulièrement tous les matins. [...] A sept heures et demie sonnant, je me débarbouillais, je cirais mes sabots, je me lavais les mains, je m'habillais tous les matins à la même heure et avec la même vitesse. [...]

Je repassais mes leçons quand j'en avais pour la classe du soir, ce qui n'était pas long, puisque je les avais bien apprises le matin. Alors je me remettais à mes anciens métiers, aux métiers de paille et de chaise, que je savais tous. [...] Comme écolier, je faisais de mon mieux tout ce que font les écoliers, et comme ouvrier à la maison, je faisais de mon mieux tout ce que je faisais à la maison quand je n'étais pas encore écolier. J'étais un enfant qui suffisait à deux tâches. 
Charles PEGUY, Pierre


"La plupart des hommes, pour arriver à leurs fins, sont plus capables d'un grand effort que d'une longue persévérance." – La Bruyère

"La goutte d'eau creuse le roc, mais ce n'est ni les premiers jours, ni la première année." – Fontenelle

26.2.14

Prière d'un soldat

En 1972, un journal clandestin de la Samizdat publia le texte d'une prière. Celle-ci avait été trouvée dans le manteau d'un soldat russe, Aleksander Zatzepta, qui l'avait composée quelques instants avant la bataille au cours de laquelle il perdit la vie dans la Seconde Guerre mondiale :

"O Dieu, entends-moi ! Jamais de ma vie je ne t'ai encore parlé, mais aujourd'hui je ressens le besoin de t'adorer.

Tu sais que depuis mon enfance même ils m'ont toujours dit que tu n'existes pas... Et moi, stupide, je les croyais.

Je ne me suis jamais émerveillé de tes grandes œuvres.

Mais ce soir j'ai levé les yeux depuis une tranchée jusqu'au ciel plein d'étoiles au-dessus de ma tête!

Et fasciné par leur brillante magnificence ; tout à coup j'ai compris comme est terrible la tromperie ...

Je ne sais pas, O Dieu, si tu me donneras la main. Mais je dis ceci, et tu comprends.

N'est-ce pas étrange, qu'au milieu d'un enfer terrible la lumière m'apparaisse et que je t'aie découvert ?

A part cela je n'ai rien à te dire. Je suis content simplement parce que je t'ai connu.

A minuit nous devons attaquer, mais je n'ai aucune crainte, tu veilles sur nous.

C'est le signal. Je dois partir. C'était merveilleux d'être avec toi. Je veux te dire aussi, et tu le sais, que la bataille sera difficile : il est possible que cette nuit même je vienne frapper à ta porte.

Et bien que jusqu'à maintenant je n'aie pas été ton ami, quand je viendrai, me laisseras-tu entrer ?

Mais qu'est-ce que cela ? Est-ce que je pleure ?

Mon Seigneur Dieu, tu vois ce qui s'est passé : ce n'est que maintenant que j'ai commencé à voir clair ...

Adieu, mon Dieu, je m'en vais. Il n'est guère possible que je revienne.

Etrange ; la Mort ne m'inspire plus de crainte maintenant."

(Traduit par Jim Christensen du russe vers l'anglais, puis par moi de l'anglais vers le français)

25.2.14

Vertu, pleure si je meurs

Quelques mots poignants d'André Chénier à la veille de sa mise à mort.

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre
Anime la fin d'un beau jour,
Au pied de l'échafaud j'essaye encor ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour ;

Peut-être avant que l'heure en cercle promenée
Ait posé sur l'émail brillant,
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant,
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière !
Avant que de ses deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
Peut-être en ces murs effrayés
Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Escorté d'infâmes soldats,
Remplira de mon nom ces longs corridors sombres.

Et le poème, plus long, se clôt par une apostrophe grave :
Toi, Vertu, pleure si je meurs.

A Fanny malade

Quelquefois un souffle rapide
Obscurcit un moment sous sa vapeur humide
L'or, qui reprend soudain sa brillante couleur :
Ainsi du Sirius, ô jeune bien-aimée,
Un moment l'haleine enflammée
De ta beauté vermeille a fatigué la fleur.

De quel tendre et léger nuage
Un peu de pâleur douce, épars sur ton visage,
Enveloppa tes traits calmes et languissants !
Quel regard, quel sourire, à peine sur ta couche
Entrouvraient tes yeux et ta bouche !
Et que de miel coulait de tes faibles accents !

Oh ! qu'une belle est plus à craindre
Alors qu'elle gémit, alors qu'on peut la plaindre,
Qu'on s'alarme pour elle ! Ah ! s'il était des coeurs,
Fanny, que ton éclat eût trouvés insensibles,
Ils ne resteraient point paisibles
Près de ton front voilé de ces douces langueurs.

Oui, quoique meilleure et plus belle,
Toi-même cependant tu n'es qu'une mortelle ;
Je le vois. Mais, du ciel, toi, l'orgueil et l'amour,
Tes beaux ans sont sacrés. Ton âme et ton visage
Sont des dieux la divine image ;
Et le ciel s'applaudit de t'avoir mise au jour.

Le ciel t'a vue en tes prairies
Oublier tes loisirs, tes lentes rêveries ;
Et tes dons et tes soins chercher les malheureux ;
Tes délicates mains à leurs lèvres amères
Présenter des sucs salutaires,
Ou presser d'un lin pur leurs membres douloureux.

Souffrances que je leur envie !
Qu'ils eurent de bonheur de trembler pour leur vie,
Puisqu'ils virent sur eux tes regrets caressants,
Et leur toit rayonner de ta douce présence,
Et la bonté, la complaisance,
Attendrir tes discours, plus chers que tes présents !

Près de leur lit, dans leur chaumière,
Ils crurent voir descendre un ange de lumière,
Qui des ombres de mort dégageait leur flambeau ;
Leurs coeurs étaient émus, comme, aux yeux de la Grèce,
La victime qu'une déesse
Vint ravir à l'Aulide, à Calchas, au tombeau.

Ah ! si des douleurs étrangères
D'une larme si noble humectent tes paupières
Et te font des destins accuser la rigueur,
Ceux qui souffrent pour toi, tu les plaindras peut-être ;
Et des douleurs que tu fais naître
Ont-elles moins le droit d'intéresser ton cœur ?

Troie, antique honneur de l'Asie,
Vit le prince expirant des guerriers de Mysie
D'un vainqueur généreux éprouver les bienfaits.
D'Achille désarmé la main amie et sûre
Toucha sa mortelle blessure,
Et soulagea les maux qu'elle-même avait faits.

A tous les instants rappelée,
Ta vue apaise ainsi l'âme qu'elle a troublée.
Fanny, pour moi ta vue est la clarté des cieux ;
Vivre est te regarder, et t'aimer, te le dire ;
Et quand tu daignes me sourire,
Le lit de Vénus même est sans prix à mes yeux.

-- André Chénier

Qu'ils sont touchants et comme ils nous charment, ces tendres vers de l'un des plus grands hellénistes français...

23.2.14

Osez aimer

Osez aimer ; risquez votre sécurité ; exposez votre cœur.

Aimer, c’est être vulnérable. Aimez, et votre cœur sera certainement fendu et peut-être brisé. 

Si vous voulez être certain de le garder intact, vous devez ne donner votre cœur à personne, pas même à un animal. Enveloppez-le soigneusement avec des passe-temps et des petits luxes ; évitez tout enchevêtrement ; enfermez-le en sécurité à l’abri du cercueil de votre égoïsme. Mais dans ce linceul, votre cœur changera. 

Assuré, dans le noir, immobile, privé d’air – votre cœur deviendra impénétrable, irréparable. Le seul endroit en dehors des cieux où vous puissiez être parfaitement à l’abri de tous les dangers et de tous les risques de l'amour… est l’enfer. 

On se rapprochera de Dieu non pas en essayant d’éviter les souffrances inhérentes et propres à l’amour, mais en les acceptant et en les Lui donnant, jetant toute armure défensive. 

S'il faut qu'un coeur se brise, et si Lui permet que cela se fasse de cette manière-là, ainsi soit-il.

-- C.S. Lewis

Elle était pâle, et pourtant rose

Elle était pâle, et pourtant rose,
Petite avec de grands cheveux.
Elle disait souvent : je n'ose,
Et ne disait jamais : je veux.

Le soir, elle prenait ma Bible
Pour y faire épeler sa soeur,
Et, comme une lampe paisible,
Elle éclairait ce jeune coeur.

Sur le saint livre que j'admire
Leurs yeux purs venaient se fixer ;
Livre où l'une apprenait à lire,
Où l'autre apprenait à penser !

Sur l'enfant, qui n'eût pas lu seule,
Elle penchait son front charmant,
Et l'on aurait dit une aïeule,
Tant elle parlait doucement !

Elle lui disait: Sois bien sage!
Sans jamais nommer le démon ;
Leurs mains erraient de page en page
Sur Moïse et sur Salomon,

Sur Cyrus qui vint de la Perse,
Sur Moloch et Léviathan,
Sur l'enfer que Jésus traverse,
Sur l'éden où rampe Satan.

Moi, j'écoutais... - Ô joie immense
De voir la soeur près de la soeur!
Mes yeux s'enivraient en silence
De cette ineffable douceur.

Et, dans la chambre humble et déserte,
Où nous sentions, cachés tous trois,
Entrer par la fenêtre ouverte
Les souffles des nuits et des bois,

Tandis que, dans le texte auguste,
Leurs coeurs, lisant avec ferveur,
Puisaient le beau, le vrai, le juste,
Il me semblait, à moi rêveur,

Entendre chanter des louanges
Autour de nous, comme au saint lieu,
Et voir sous les doigts de ces anges
Tressaillir le livre de Dieu !

-- V.Hugo, Les Contemplations

Elle avait pris ce pli

Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin
De venir dans ma chambre un peu chaque matin;
Je l'attendais ainsi qu'un rayon qu'on espère;
Elle entrait, et disait: Bonjour, mon petit père ;
Prenait ma plume, ouvrait mes livres, s'asseyait
Sur mon lit, dérangeait mes papiers, et riait,
Puis soudain s'en allait comme un oiseau qui passe.

Alors, je reprenais, la tête un peu moins lasse,
Mon oeuvre interrompue, et, tout en écrivant,
Parmi mes manuscrits je rencontrais souvent
Quelque arabesque folle et qu'elle avait tracée,
Et mainte page blanche entre ses mains froissée
Où, je ne sais comment, venaient mes plus doux vers.

Elle aimait Dieu, les fleurs, les astres, les prés verts,
Et c'était un esprit avant d'être une femme.
Son regard reflétait la clarté de son âme.

Elle me consultait sur tout à tous moments.
Oh! que de soirs d'hiver radieux et charmants
Passés à raisonner langue, histoire et grammaire,
Mes quatre enfants groupés sur mes genoux, leur mère
Tout près, quelques amis causant au coin du feu !
J'appelais cette vie être content de peu !
Et dire qu'elle est morte! Hélas! que Dieu m'assiste !

Je n'étais jamais gai quand je la sentais triste ;
J'étais morne au milieu du bal le plus joyeux
Si j'avais, en partant, vu quelque ombre en ses yeux.

-- V.Hugo, Les Contemplations

Ne crains rien, noble femme

Janvier est revenu. Ne crains rien, noble femme !
Qu'importe l'an qui passe et ceux qui passeront !
Mon amour toujours jeune est en fleur dans mon âme ;
Ta beauté toujours jeune est en fleur sur ton front.

Sois toujours grave et douce, ô toi que j'idolâtre ;
Que ton humble auréole éblouisse les yeux !
Comme on verse un lait pur dans un vase d'albâtre,
Emplis de dignité ton coeur religieux.

Brave le temps qui fuit. Ta beauté te protège.
Brave l'hiver. Bientôt mai sera de retour.
Dieu, pour effacer l'âge et pour fondre la neige,
Nous rendra le printemps et nous laisse l'amour.

Victor Hugo, le 1er janvier 1842, Dernière gerbe

J'aime un petit enfant

J'aime un petit enfant, et je suis un vieux fou.

- Grand-père ? - Quoi ? - Je veux m'en aller. - Aller où ?
- Où je voudrai. - Partons. - Je veux rester, grand-père.
- Restons. - Grand-père ? - Quoi ? - Pleuvra-t-il ? - Non, j'espère.
- Je veux qu'il pleuve, moi. - Pourquoi ? - Pour faire un peu
Pousser mon haricot dans mon jardin. - C'est Dieu
Qui fait la pluie. - Eh bien, je veux que Dieu la fasse.
- Mais s'il ne voulait pas ? - Moi, je veux. Si je casse
Mon joujou, le bon Dieu ne peut pas m'empêcher.
Ainsi... - C'est juste. Il va peut-être se fâcher,
Mais passons-nous de lui. - Pour qu'il pleuve ? - Sans doute.
Viens, prenons l'arrosoir du jardinier Jacquot,
Et nous ferons pleuvoir. - Où ? - Sur ton haricot.

-- V.Hugo, Toute la lyre

J'aime l'araignée

J'aime l'araignée et j'aime l'ortie,
Parce qu'on les hait ;
Et que rien n'exauce et que tout châtie
Leur morne souhait ;

Parce qu'elles sont maudites, chétives,
Noirs êtres rampants ;
Parce qu'elles sont les tristes captives
De leur guet-apens ;

Parce qu'elles sont prises dans leur oeuvre ;
Ô sort ! fatals noeuds !
Parce que l'ortie est une couleuvre,
L'araignée un gueux;

Parce qu'elles ont l'ombre des abîmes,
Parce qu'on les fuit,
Parce qu'elles sont toutes deux victimes
De la sombre nuit...

Passants, faites grâce à la plante obscure,
Au pauvre animal.
Plaignez la laideur, plaignez la piqûre,
Oh ! plaignez le mal !

Il n'est rien qui n'ait sa mélancolie ;
Tout veut un baiser.
Dans leur fauve horreur, pour peu qu'on oublie
De les écraser,

Pour peu qu'on leur jette un oeil moins superbe,
Tout bas, loin du jour,
La vilaine bête et la mauvaise herbe
Murmurent : Amour !

-- V.Hugo, Les Contemplations

Insondable, immuable, éternel, absolu

Insondable, immuable, éternel, absolu ;
Face de vision ; être qui toujours crée ;
Centre ; rayonnement d'épouvante sacrée ;
Toute-puissance ayant des devoirs et des lois ;
Présence sans figure et sans borne et sans voix ;
Seul, pour prunelle ayant l'immensité sereine ;
Regardant du même oeil ce qu'un puceron traîne,
Ce que dévore un ver, ce qu'un ciron construit,
Et le fourmillement des soleils dans la nuit ;
Volonté, d'où le monde en jets vivants s'élance,
Qui pour matériaux a la nuit, le silence,
Le vide, le néant, rien ; et pour canevas
L'infini reflétant de vagues Jéhovahs ;

Pensée aboutissant, lumineuse, aux prodiges ;
Moi gouffre où tous les moi tombent, pris de vertiges ;
Essence inexprimable en qui tout se confond ;
Tourbillonnement d'ombre et de lueur au fond
D'on ne sait quoi de grand, de splendide et de sombre ;
Espèce de forêt de facultés sans nombre ;
Il est là, formidable, unique, illimité,
Stupéfiant les cieux de son énormité ;
Et, sous le porche immense et brumeux de l'abîme,
Au degré le plus noir du chaos, sur la cime,
Tous les êtres créés, en haut, en bas, partout,
Astres, globes, édens, enfers dont le flot bout,
Les rochers, les volcans, les monts, les mers houleuses,
Les âmes, les esprits, les foules nébuleuses,
La bête dans les bois, l'ange dans l'éther bleu,
Se courbent effarés devant l'horreur de Dieu.
(-- Dernière gerbe)

Pourquoi chercher plus loin des hymnes de louange ? Victor Hugo n'a pas perdu sa voix.

Dieu, qui veut qu'on aime

Moi, je préfère, ô fontaines,
Moi, je préfère, ô ruisseaux,
Au Dieu des grands capitaines
Le Dieu des petits oiseaux !

O mon doux ange, en ces ombres
Où, nous aimant, nous brillons,
Au Dieu des ouragans sombres
Qui poussent les bataillons,

Au Dieu des vastes armées,
Des canons au lourd essieu,
Des flammes et des fumées,
Je préfère le bon Dieu !

Le bon Dieu, qui veut qu'on aime,
Qui met au coeur de l'amant
Le premier vers du poème,
Le dernier au firmament !

Qui songe à l'aile qui pousse,
Aux oeufs blancs, au nid troublé,
Si la caille a de la mousse,
Et si la grive a du blé ;

Et qui fait, pour les Orphées,
Tenir, immense et subtil,
Tout le doux monde des fées
Dans le vert bourgeon d'avril !

Si bien, que cela s'envole
Et se disperse au printemps,
Et qu'une vague auréole
Sort de tous les nids chantants !

Vois-tu, quoique notre gloire
Brille en ce que nous créons,
Et dans notre grande histoire
Pleine de grands panthéons ;

Quoique nous ayons des glaives,
Des temples, Chéops, Babel,
Des tours, des palais, des rêves,
Et des tombeaux jusqu'au ciel ;

Il resterait peu de choses
A l'homme, qui vit un jour,
Si Dieu nous ôtait les roses,
Si Dieu nous ôtait l'amour !

-- V. Hugo, Les Contemplations

Spectacle rassurant

 L'une de mes premières amours, en ce qui concerne les poésies de Victor Hugo... J'ai dû la découvrir pour la première fois entre les pages de mon livre de littérature en classe de quatrième (ou peut-être l'année d'avant). C'est à ce moment-là que j'ai commencé à l'aimer, et cela ne s'est pas arrangé depuis.

Tout est lumière, tout est joie,
L'araignée au pied diligent
Attache aux tulipes de soie
Ses rondes dentelles d'argent.

La frissonnante libellule
Mire les globes de ses yeux
Dans l'étang splendide où pullule
Tout un monde mystérieux !

La rose semble, rajeunie,
S'accoupler au bouton vermeil ;
L'oiseau chante plein d'harmonie
Dans les rameaux pleins de soleil.

Sa voix bénit le Dieu de l'âme
Qui, toujours visible au coeur pur,
Fait l'aube, paupière de flamme,
Pour le ciel, prunelle d'azur !

Sous les bois, où tout bruit s'émousse,
Le faon craintif joue en rêvant ;
Dans les verts écrins de la mousse
Luit le scarabée, or vivant.

La lune au jour est tiède et pâle
Comme un joyeux convalescent ;
Tendre, elle ouvre ses yeux d'opale
D'où la douceur du ciel descend !

La giroflée avec l'abeille
Folâtre en baisant le vieux mur ;
Le chaud sillon gaîment s'éveille,
Remué par le germe obscur.

Tout vit, et se pose avec grâce,
Le rayon sur le seuil ouvert,
L'ombre qui fuit sur l'eau qui passe,
Le ciel bleu sur le coteau vert !

La plaine brille, heureuse et pure ;
Le bois jase ; l'herbe fleurit.
- Homme ! ne crains rien ! la nature
Sait le grand secret, et sourit.