24.2.15

Du Divorce

Ne donnons point à l'hymen les ailes de l'amour, et ne faisons point d'une sainte réalité un fantôme volage. Une chose détruira encore votre bonheur dans vos liens d'un instant ; vous y serez poursuivi par vos souvenirs. Vous comparerez sans cesse une épouse à l'autre, ce que vous avez perdu et ce que vous avez trouvé, et, ne vous y trompez pas, la balance sera tout en faveur des choses passées : ainsi Dieu a fait le coeur de l'homme. Cette distraction d'un sentiment par un autre empoisonnera toutes vos joies. Caresserez-vous votre nouvel enfant, vous songerez à celui que vous avez délaissé. Presserez-vous votre femme sur votre coeur, votre coeur vous dira que ce n'est pas le sein de la première. Tout tend à l'unité dans l'homme fait à l'image de son créateur ; il n'est point heureux s'il se divise ; et comme Dieu, son modèle, son âme cherche sans cesse à concentrer en un point le passé, le présent et l'avenir.

Etendez ce que nous venons de dire aux autres circonstances du divorce ; supposez, si vous le voulez, que l'époux et l'épouse n'en soient pas seulement au second, mais au troisième, mais au quatrième mariage. Quelle société, quelle union que celle-là, pour le bonheur ! Que deviennent les confidences mutuelles de la couche, qui adoucissent tant de chagrins ? Sur cet oreiller où vous reposez votre tête, où vous voulez parler de vos secrets, une bouche venimeuse vous révélera-t-elle les mystères d'un autre oreiller, en vous découvrant ainsi le sort qui menace les vôtres ? Et si vous avez l'ombre du véritable amour, comment songerez vous que votre épouse a été l'épouse d'un autre homme, que cet homme vit, qu'elle peut tous les jours le rencontrer ? Que dis-je ? ce sein est encore gonflé du lait d'un hymen qui n'est pas le vôtre ; j'entends encore les cris du petit orphelin du divorce, à qui vous venez de ravir la mamelle ?

Mais on nous objectera qu'on n'abandonne pas ses enfants, qu'on les établit avec soi dans sa nouvelle demeure. Voici la maison du scandale : la marâtre jalouse dit qu'on caresse trop ces étrangers aux dépens de ses propres fils ; les enfants, à leur tour, sont en guerre avec les enfants ; ils se regardent mutuellement comme des voleurs introduits dans le champ paternel. Toute subordination cesse ; chacun ignore la règle de son devoir. A qui faut-il obéir ? sera-ce à son père selon la nature, ou à son père selon le divorce ? La maison se partage ; les domestiques s'enrôlent dans les haines et dans les amours ; les voisins accourent pour augmenter le trouble ; la curiosité, la malignité, la médisance, la calomnie, broient leurs couleurs, et la langue des hommes travaille de toutes parts. Si des deux côtés il y a des fruits d'un autre lit, si l'époux et l'épouse, ainsi qu'ils ont déjà marié leur honte, mêlent ensemble ces bâtards qui héritent, ces bâtards qui forment entre eux, et avec les nouveaux enfants de leur père et mère, des degrés d'alliance pour lesquels on ne connaît point de nom ; si tout cela est ainsi, que n'achève-t-on ce digne ouvrage ? Pour resserrer les noeuds de cette chaste famille, que ne donne-t-on en mariage le frère à la soeur et la soeur au frère ? Alors père et mère, femme et mari, fils et fille, frère et soeur, vivraient tous pêle-mêle dans un inceste philosophique.

Je sais qu'il y a de ces pères apathiques ou corrompus qui peuvent voir avec indifférence dans leur maison les fils de l'étranger, et les préférer même aux leurs. Donc toute votre espérance de bonheur repose sur l'insensibilité ou sur la dépravation humaine ? Quant à ces coeurs larges qui aiment tout, qui s'accommodent de tout, qui chérissent à l'égal de leurs enfants les enfants d'autrui, et quelquefois même les gages de leur infamie et du crime de leurs épouses, ces coeurs-là sont sans doute au-dessus de nos objections. Concubinage, adultère, divorce, tout est excellent, tout est parfait pour eux, et nous n'avons rien à leur apprendre. Dieu leur a désigné d'autres maîtres : il faut qu'ils aillent s'instruire d'abord chez toutes les bêtes qui ont des nids, des tanières ou des bauges, avant qu'ils puissent devenir un objet de considération pour la loi.

Enfin, on veut que le divorce soit favorable à la population ; c'est ignorer toutes les lois morales et même physiques de la nature. A Dieu ne plaise que nous mettions à découvert la turpitude des hommes ; mais qu'on sache que celui qui change de femme dépense sa postérité en désirs ; et qu'au lieu des enfants de ses petits-enfants, il ne tiendra sur ses genoux que la Mort, son héritière.

-- François-René de Chateaubriand

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