A l'officier de renseignement
1 - Le sujet en question
« Pourquoi
n'êtes-vous pas en mesure de combattre? »
On me lança ces mots d'une voix grave et bourrue. C'était
l'officier de renseignement, corpulent, juché à son grand bureau.
On était un
matin d'hiver en 1918 au campement Greanleaf, au fort Oglethorpe en
Géorgie. Le caporal de notre détachement d'objecteurs de conscience
m'annonça que j'étais appelé à comparaître devant l'officier de
renseignement. Je me préparai rapidement à partir. Un garde
personnel, baïonnette au fusil, devait me mener à l'endroit, qui se
trouvait à quelques kilomètres de nos tentes. Il se mit à marcher
derrière moi en tenant à deux mains son fusil, dirigé dans mon
dos, la baïonnette me frôlant le manteau. Cette démarche donnait
l'impression d'une personne dangereuse qu'on emmenait. Je savais que
le garde n'avait pas de mauvaise volonté envers moi. J'imagine qu'il
devait avoir honte, car il savait bien que je n'essaierais pas de
m'évader. Mais il avait reçu des ordres de son supérieur. Nous ne
nous sommes pas parlé sauf quand il me disait où tourner.
Nous arrivâmes enfin et l'on
m'introduisit dans le bureau.
« Que faites-vous ici ? me
demanda-t-on de l'autre côté du bureau.
- Monsieur, je ne sais pas ;
mais on m'a dit que vous m'aviez appelé. »
Il me regarda de travers puis s'enquit
brusquement :
« Pourquoi
ne pouvez-vous pas combattre? » Je me mis à répondre à sa
question, mais mes explications l'intéressaient pas. Il haussa la
voix et me demanda brutalement : « Vous ne vous battez donc
jamais ? »
- Non, monsieur.
- Mon œil !
- Monsieur,
je n'ai pas dit que je ne me sois jamais battu. J'ai dit que je ne
me bats pas.
- Dites-moi, à quelle occasion vous
êtes-vous battu ?
- Quand
j'étais petit je faisais parfois la bagarre à mes frères et à
mes camarades de classe. Mais maintenant, monsieur, je ne me bats
pas.
- Vous arrive-t-il de mentir ?
- Non, monsieur, je ne mens pas.
- Là tout de suite, vous mentez.
- Monsieur,
je n'ai pas dit n'avoir jamais menti. J'ai dit seulement que je ne
dis pas de mensonges. »
Ce fut la fin
de ce sujet-là, mais la conversation continua un bon moment de la
sorte. De toute apparence, il essayait de me mettre en colère pour
que je réponde vertement ou manifeste d'une autre manière de la
colère.
« Ce
qu'on devrait faire des gens de ta sorte, c'est de vous adosser à ce
mur et éclater votre cervelle à la carabine. »
Je restai
muet, mais je ne réponds pas de mon visage, dont l'expression a pu
trahir quelque chose à mon insu. Je sais qu'il n'y avait dans mon
cœur aucune colère, mais, j'avoue qu'il s'y trouvait de la peur.
L'officier
prenait des notes à chaque fois que je répondais à l'une de ses
nombreuses interrogations. Il repoussa à présent son document d'un
geste de dégoût, comme pour le mettre de côté. Il se leva alors
et dit : « Attendez ici que je revienne. »
Par hasard,
la feuille glissa assez près pour que je puisse la lire, mais
quelque chose m'avertit immédiatement de ne pas en prendre
connaissance ni même de la regarder.
Au bout d'une
dizaine de minutes, l'officier revint et s'assit. Il tira à lui le document. Puis il recommença du début et se remit, d'une humeur
orageuse, à me bassiner du même genre de questions qu'auparavant.
Je voyais
maintenant qu'il regardait constamment la fiche en me parlant.
J'étais bien heureux de ne pas l'avoir lue. C'était sans doute un
piège qu'il m'avait tendu là.
Tout d'un
coup, sa face changea d'aspect, et sa voix prit un ton doux et
chaleureux. « Votre gouvernement, me dit-il, vous a trouvé
digne de travailler dans une ferme au lieu de passer votre temps ici
au campement. » Il me parlait très gentiment comme un père à
un fils bien-aimé. Il semblait qu'il m'aimât, dans un certain sens. Il
m'informa que je serais à la ferme sous une quinzaine de jours, et
puis il me donna des conseils excellents sur ma conduite dans ce
lieu. Il m'avertit que je serais surveillé par des personnes qui
feraient un rapport au camp.
« Vous pouvez repartir à
présent, et je vous souhaite un bon séjour à la ferme. »
« Merci,
monsieur. » Je repris le chemin de ma tente, marchant de
nouveau devant mon garde. En allant vers ce bureau, le chemin avait
été difficile et rugueux. Mais la voie du retour était bien
différente ; je marchais comme sur des nuages.
Ma réponse à
la question « Pourquoi ne pouvez-vous pas combattre ? »
n'était qu'un vain effort de clarté, mais j'essayais d'être
courtois. Si j'avais eu moins peur et lui avais donné une réponse
complète, il n'aurait sûrement eu ni le temps ni la patience de
tout écouter. Il ne s'intéressait pas vraiment à obtenir une réponse plus exhaustive. S'il me réprimandait, c'était avant tout parce que je ne
me laissais pas guider par les officiers dans les différentes
activités de cette base militaire.
Disons aussi
que j'aurais été bien incapable à l'époque de donner mes raisons
aussi clairement que je le peux maintenant, cinquante-cinq ans plus
tard. Je les avais déjà à l'esprit à l'époque, mais sans réussir à les
exprimer complètement.
Pour
cet écrit, je supposerai que c'est sincèrement qu'on me pose la
question, « Pourquoi ne pouvez-vous pas vous battre ? »,
et non sur le ton de la réprimande.
-- L.A.Kniss